LES CRISES SANITAIRES : ENTRE ENTRAVES A LA SECURITE HUMAINE ET FRAGILISATION DES ETATS

La paix et la sécurité internationales ne sont plus uniquement tributaires de l’absence de guerre et de conflits armés. « D’autres menaces de nature non militaire à la paix et à la sécurité trouvent leur source dans l’instabilité qui existe dans les domaines économique, social, humanitaire... écologique » et sanitaire. Une analyse effectuée en 2004 sur des rapports nationaux de contrôle citoyen du secteur sécuritaire a permis l’identification de trois grands défis sanitaires à la sécurité humaine notamment : les menaces sanitaires liées à la pauvreté, celles découlant de la violence des conflits armés et guerres et enfin les maladies infectieuses qui sont l’objet de la présente réflexion. Les infections épidémiques et pandémiques, au regard des dimensions qu’elles prennent parfois, peuvent se muer en un véritable enjeu international au point d’être élevées au rang de menace contre la paix et la sécurité internationales.

Par « épidémie », on entend le développement et la « propagation rapide d’une maladie contagieuse, le plus souvent d’origine infectieuse, dans une population  ». Lorsqu’elle dépasse la sphère restreinte d’une population en se répandant sur un, voire plusieurs continents, les maladies infectieuses prennent le qualificatif de « pandémie ». Quant aux menaces à la paix et la sécurité internationales, leur définition n’a jamais été fixée et se fait sur la base de critères variables. Elle relève de la compétence exclusive du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui est la seule instance habilitée à constater l’existence d’une telle menace et à prendre les décisions pour empêcher que la menace ne s’aggrave.
La survenance du nouveau Coronavirus COVID-19 en décembre 2019, de son développement, jusqu’à son évolution en pandémie mondiale en mars 2020, rappelle combien la sécurité internationale peut être vulnérable face aux crises sanitaires. Mais bien avant le COVID-19, le monde contemporain a déjà connu des crises sanitaires d’envergure plus précisément la pandémie du Virus de l’Immunodéficience Humaine (VIH) qui a marqué l’établissement d’une corrélation claire entre santé et sécurité. Dans le même registre, il y a l’épidémie d’Ebola qui a amené l’Organisation des Nations Unies à qualifier pour la toute première fois une « maladie infectieuse » comme menace contre la paix et la sécurité internationales. Cette réalité conduit alors à s’intéresser aux différents impacts des menaces sanitaires.

Les crises sanitaires posent des défis supplémentaires, au regard de l’urgence sanitaire qu’elles engendrent, leur caractère souvent asymétrique et transnational ainsi que l’ampleur de leurs conséquences qui dépassent les frontières d’un seul Etat ou d’un seul continent. Touchant plusieurs pans de l’existence des personnes et des Etats, leur sécurité se retrouve mise à rude épreuve à plusieurs égards. Dès lors, les manifestations des infections épidémiques et pandémiques permettent de voir en elles, non seulement des entraves à la sécurité humaine, une source de fragilisation de la sécurité des Etats, par l’effet des vases communicants.

DES ENTRAVES A LA SECURITE HUMAINE

Concept mettant à son cœur les individus et aussi les communautés, la sécurité humaine « considère une large gamme de conditions qui menacent la survie, les moyens d’existence et la dignité et elle identifie le seuil au-dessous duquel la vie humaine est menacée de façon intolérable ». Elle appelle à une acception globale des menaces y compris « les causes d’insécurité liées par exemple à la sécurité économique, alimentaire, sanitaire, de l’environnement, personnelle, de la communauté et politique  ». Il en ressort les dimensions suivantes de la sécurité humaine : sécurité économique, sécurité alimentaire, sécurité personnelle, sécurité politique et sécurité sanitaire.
La sécurité sanitaire est l’une des composantes essentielles de la sécurité humaine dans la mesure où il existe une étroite connexion entre elle et toutes les autres dimensions et que ses conséquences sont visibles dans bien des domaines : la baisse des revenus, l’augmentation du chômage, l’accentuation de la précarité, les restrictions des libertés publiques qui peuvent en découler etc. De surcroit, les menaces sanitaires jettent de l’ombre sur les opérations de maintien et de soutien à la paix tout en aggravant la situation humanitaire des populations déjà vulnérables. En clair, on assiste à des situations à effets dévastateurs pour la sécurité physique et matérielle des personnes.

Revenant sur la sécurité physique, le coût humain des crises sanitaires est fort révélateur. Qu’il s’agisse de la pandémie du VIH-Sida, de l’épidémie d’Ebola ou de la pandémie du Coronavirus, le nombre de décès traduit combien la vie des personnes devient fragile.
Le VIH/sida s’est propagé de façon spectaculaire durant des années avant de voir sa capacité de nuisance réduite à partir de l’année 2000 au gré des efforts menés dans la lutte sous la coordination du Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA) motivé par l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). En 2000, l’ONUSIDA a estimé qu’il existait 34,3 millions de personnes atteintes et que 10,5 millions de personnes sont mortes des suites de maladies qui en sont liées. Aujourd’hui encore, le VIH/sida continue de faire des victimes et les mesures de confinement accompagnant la riposte contre le COVID-19 rendent difficile l’accès aux structures sanitaires et aux soins pour les personnes vivant avec le VIH. C’est à juste titre que le rapport intitulé « Agissons maintenant », publié par l’ONUSIDA à l’occasion de la Conférence mondiale 2020 sur le VIH-Sida, AIDS 2020, tenue du 6 au 10 juillet 2020 reconnait que le COVID-19 est un danger qui pèse sur la riposte contre le VIH/ sida.
Quant à l’épidémie liée au virus Ebola en Afrique de l’Ouest, elle avait semé la désolation dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2015 au regard de son « ampleur extraordinaire ». Ce qui a amené le Conseil de Sécurité des Nations Unies à décider pour la toute première fois de l’histoire de décréter une maladie infectieuse comme « menace contre la paix et la sécurité internationales » à travers la résolution S/RES/2177(2014) du 18 septembre 2015. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a indiqué dans un rapport de situation en date du 2 juin 2016 que 28.616 cas confirmés, probables et suspects d’infection au Virus Ebola dont 11 310 cas mortels ont été rapportés en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone, pays les plus touchés.
S’agissant enfin de la pandémie du COVID-19, reconnue comme telle par l’OMS le 11 mars 2020, elle poursuit toujours sa progression dans le monde et suscite des inquiétudes en l’absence de traitement homologué à ce jour. Il est rapporté à la date du 15 août 2020, soit sept mois environ après son début, 21.525.903 cas confirmés dont 766.661 décès. Dans les zones en proie à des conflits armés et au terrorisme, la situation humanitaire des populations, personnes réfugiées ou déplacées s’aggrave. Le terrorisme en particulier semble ne pas être du tout dissuadé par la psychose qu’engendre la maladie. Alertant l’opinion internationale sur la hausse de la famine due à la flambée du Coronavirus dans le monde, M. David Beasley, actuel Directeur du Programme Alimentaire Mondial (PAM) a affirmé que «  les moyens de subsistance sont détruits à un rythme sans précédent… » et qu’ à défaut d’action « maintenant pour mettre fin à cette pandémie de souffrance humaine, de nombreuses personnes mourront ».

En dehors du coût humain, on assiste au nom de l’urgence sanitaire, à des restrictions apportées à des libertés individuelles et collectives fondamentales comme la liberté de réunion et de mouvement, la liberté de religion, mais aussi l’éducation, s’agissant du cas précis des enfants. L’humanité est de surcroît appelée à observer une nouvelle façon de vivre en société induite par les mesures barrières, notamment celle de distanciation sociale. Toutefois, au-delà d’être un défi pour la sécurité humaine, les crises sanitaires fragilisent également la sécurité des Etats.

UNE FRAGILISATION DES ETATS

Une urgence sanitaire telle qu’une épidémie ou une pandémie, emporte de lourdes conséquences sur la sécurité intérieure des Etats et leur sécurité collective à plusieurs égards. Sur le plan national, la survenance d’une épidémie ou d’une pandémie menace non seulement la paix et la stabilité mais elle engendre aussi des conséquences politiques et économiques comme la mise en veilleuse des activités des parlements en raison de la proclamation par-ci par-là de l’état d’urgence, le report de certaines élections majeures etc.
Relativement aux questions de paix et de stabilité, les contextes de crises sanitaires connaissent pour la plupart des tensions sociales et sont marqués par l’accentuation en général de la crise des relations civilo-militaires, sans compter les violations massives des frontières alors qu’elles sont fermées, ainsi que la tendance à la hausse de la criminalité et des trafics illicites dans certains pays. Dans une logique de protestation et de dénonciation des mesures restrictives de liberté dans le cadre de la riposte nationale contre la pandémie du COVID-19, les manifestations publiques se multiplient comme on a pu le constater entre autres en Allemagne, en Serbie, aux USA, au Kenya, au Mali, au Niger, en RDC, au Sénégal….où les populations ont manifesté soit contre les mesures de confinement, le couvre-feu, la fermeture des lieux de culte ou encore le recours excessif à la force par les Forces de Défense et de Sécurité (FDS). A l’occasion de ces manifestations qui enregistrent parfois des morts, les blessés et dégâts matériels sont considérables. Les FDS ont davantage recours à la force excessive, au dépend des droits de l’Homme. Les réactions à ces situations sont d’une part la posture de méfiance et de crainte des populations vis-à-vis des FDS et d’autre part, de défiance à l’endroit de ces FDS, parfois en les affrontant.

Sur le plan politique, les crises sanitaires viennent souvent rappeler aux dirigeants étatiques, leur gestion défaillante du système de santé publique. Ce qui révèle au grand jour les fossés existant dans leur gouvernance au mépris de la sécurité humaine. En ajout, les défis sanitaires peuvent dans certains cas bouleverser le climat politique des pays touchés sur fond de stagnation de la vie politique, de tensions politiques, de perturbation des calendriers électoraux ou de reports d’élections. La crise d’Ebola par exemple avait engendré des tensions politiques au Libéria, en ce sens que certains ministres et hauts responsables restés à l’étranger en non-conformité à l’appel au retour au pays lancé par la Présidente Ellen J. SIRLEAF, ont été relevés de leurs fonctions. Au Mali , l’évolution du COVID-19 a dans une certaine proportion, contribué au discrédit des résultats des élections législatives de mars et avril 2020. En France, des voix au sein de l’opposition politique, rien qu’à l’idée d’un éventuel report des élections municipales tenues en mars 2020 et sans attendre la décision officielle du Gouvernement à ce sujet se sont adonnées à des dénonciations hâtives avec la perspective de considérer ce report éventuel comme un « coup de force anticonstitutionnel ». Du reste, l’urgence mondiale que reste le COVID-19 a attisé les dissensions déjà existantes entre des puissances mondiales comme la Chine et les USA.

Dans la sphère collective, on assiste à une fragilisation des relations internationales avec une remise en cause de plusieurs principes fondamentaux. Des principes comme le multilatéralisme et la solidarité internationale sur le plan global, la libre circulation des personnes et des biens sur les plans sous régionaux ou régionaux sont souvent ébranlés. Les politiques d’intégration ralentissent. Lorsque l’épidémie d’Ebola était à son pic dans les trois pays les plus touchés que sont la Guinée, le Libéria et la Sierra Léone entre 2014 et 2015, des voisins comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire avaient décidé de fermer leurs frontières avec les trois pays susvisés. Une autre illustration, cette fois-ci dans la sphère mondiale, est la mesure de la fermeture de leurs frontières aériennes et terrestres adoptée par les Etats dans le cadre de la lutte contre la pandémie du COVID-19, mesure qui est en train d’être levée progressivement.

Par ailleurs, intrinsèquement liée à la circulation des personnes et des biens, la situation économique nationale et internationale se retrouve asphyxiée du fait de la forte baisse des activités économiques et des échanges. La Banque Mondiale, relativement avec l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, avait à l’époque indiqué que « l’Afrique de l’Ouest battait tous les records des prévisions de croissance pour 2014 et 2015 hypothéqués dans les trois pays les plus touchés par le virus : le Liberia, la Sierra Leone et la Guinée. Cela représente une perte de revenus de 359 millions de dollars ». Avec la pandémie du COVID-19, c’est une perturbation des échanges qu’on relève sur le plan global. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a estimé à 18,5% le taux de baisse du volume du commerce mondial des marchandises durant le second trimestre de cette année 2020 comparativement à 2019. L’OMS se retrouve sous pression quant à la gestion de cette crise sanitaire. Entre tâtonnements et approximations, entre reproches et tensions, l’instance sanitaire mondiale doit également mobiliser les ressources nécessaires à la gestion de la crise tout en gérant la défiance et la méfiance de certains Etats membres dont les USA qui ont finalement décidé de s’en retirer, au terme d’une procédure qui sera effective en juillet 2021.

CONCLUSION
A la lumière de tout ce qui précède, on perçoit combien les menaces sanitaires font fléchir la sécurité humaine et celle des Etats. La sécurité collective, face aux secousses qu’engendrent ces enjeux ne sauraient compter sur des réponses collectives en temps réel, surtout dans le cas d’une pandémie. Pour espérer maitriser ces menaces sécuritaires et contenir leur expansion internationale, il revient aux Etats de renforcer leur préparation aux risques d’infections et de redonner à l’alerte précoce, sa lettre de noblesse. De plus, s’agissant du cas précis de la pandémie liée au Coronavirus, il a étalé la faiblesse des systèmes de santé publique que ce soit dans les pays en développement ou dans ceux très développés. Une opportunité s’offre du coup aux gouvernements de se rattraper et de faire sortir la sécurité humaine de la simple sphère de l’« imaginaire ». De plus, l’une des leçons à tirer de la pandémie du COVID-19 est que les Etats doivent accorder une place prépondérante à cette valeur qu’est la « sincérité » dans leurs relations.

Par Mireille A. AKPABIE
Assistante de Recherche,
Chargée de Programme Réforme du
Secteur de la Sécurité (RSS)
CRESED

16 août 2020