Sécurité étatique et non sécurité humaine : le mauvais choix d’Omar Al-Bashir au Soudan

Après 30 années passées à la tête du Soudan, M. Omar Al-Bashir a été destitué par l’armée soudanaise, le jeudi 11 avril 2019 suite à 4 mois de contestation populaire. A la base de ce mouvement populaire, se trouve l’augmentation du prix du pain alors qu’il se faisait déjà rare. Avant même le début de cette crise, la situation du pays était fragile. L’indépendance du Soudan du Sud en 2011 n’a pas fait que réduire du ¼ le territoire du pays d’Omar Al-Bashir. Il l’a surtout, privé de 70% de ses ressources pétrolières. Une crise socio-économique couvait donc et n’a été que relancée de bon par l’augmentation du prix du pain qui, faut-il le rappeler, est un élément essentiel dans l’alimentation des soudanais.

Cette contestation au Soudan traduit la profondeur de la crise de la sécurité humaine, lorsqu’on lui préfère plutôt la sécurité des régimes. Quoiqu’ actualisée par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) à la fin des années 1990 et l’Union africaine (UA) à travers son Cadre d’orientation sur la RSS de 2013, la notion de sécurité humaine reste le parent pauvre du concept global de sécurité. Aussi longtemps qu’il en sera ainsi de la part des régimes africains, la sécurité humaine exercera une tension sur la sécurité étatique, voire sur la sécurité internationale. Pour avoir négligé les besoins primaires des populations soudanaises dont la libre expression quotidienne des droits fondamentaux, une véritable démocratie, bref un mieux-être sur tous les plans depuis plus de deux décennies, le régime soudanais en paie le prix.

Cette destitution du Président soudanais confirme deux certitudes : d’une part la « Rue » reste un « véritable contrepoids » ; d’autre part, les armées en Afrique et même ailleurs continuent de « fabriquer » et de « démettre » des chefs d’Etat à travers des coups d’Etat militaires.

Ces événements du Soudan appellent à des considérations comme la force de la rue dans le renversement des régimes ne garantissant pas leurs droits et libertés ; le principe démocratique et l’aspiration des populations à une existence meilleure ainsi que la difficile conciliation de la sécurité humaine et la sécurité des régimes. Aussi, est-il opportun de ne pas passer sous silence l’intrusion et le rôle de l’armée dans la vie politique de l’Etat et l’éternelle question des coups d’Etat.
En clair, il s’agira ici de revenir sur la question des coups d’Etat avec les récents évènements au Soudan, après avoir évoqué le poids de la rue dans la chute de M. Omar Al-Bashir qui met en exergue l’insécurité humaine.

Le poids de la rue dans la chute de M.  Omar al-Bashir

Exaspérés par les conditions de vie précaires et la cherté de la vie, au mépris de leur sécurité humaine si minimale soit-elle, des milliers de soudanais ont manifesté et exigé durant 4 mois la démission de leur Président. Les prix des produits de première nécessité et du carburant n’ont cessé de flamber, en dehors de la pénurie des aliments. Ce profond malaise social dans lequel s’est retrouvé le pays a alors amené le peuple soudanais à faire usage de sa liberté de manifestation qui a emporté le désormais Ex-Président Omar Al-Bashir.

A la fois individuelle et collective, la liberté de manifestation fait partie des droits civils et politiques proclamés et consacrés par de nombreux instruments internationaux. Il est reconnu par la Constitution soudanaise de 2005 en son article 40. L’alinéa 1er de cet article 40 garantit notamment le droit de réunion pacifique même s’il a fait l’objet de nombreuses restrictions dans la pratique.
La situation des droits humains permettait de se rendre compte que la population soudanaise était privée de nombre de droits indispensables à son mieux être et à son mieux vivre. D’ailleurs, le Soudan a toujours fait partie de la catégorie des pays à développement humain faible selon les différents rapports annuels du PNUD sur ce volet, dans le monde.

De plus, tout porte à croire que le Président déchu a sous-estimé le poids réel de la « rue soudanaise », le poids du peuple soudanais. Il a perpétué les violations massives de ses droits en appliquant des régimes restrictifs des libertés pratiquement jusqu’au soir de sa chute. Les répressions des manifestations ont fait quelques 51 victimes selon Human Rights Watch. Un couvre-feu a été décrété tout comme l’état d’urgence pour 1 an, depuis le 22 février, sur l’ensemble du territoire. Des tribunaux d’exception ont été créés pour juger les manifestants pour des charges de participation à des manifestations interdites. Des centaines de personnes arrêtées ont été présentées devant ces tribunaux d’exception qui ont condamné certaines d’entre elles à des peines allant de 6 mois à 5 ans d’emprisonnement.

Lorsqu’on remonte l’histoire, le Soudan n’est pas le premier pays à avoir connu une « Révolte du pain ». Des pays comme l’Egypte et la Tunisie ont aussi été confrontés à de tels troubles. En Tunisie, à la fin de l’année 1983 et sous la pression du Fonds Monétaire International (FMI), le gouvernement de M. Mzali n’a pu trouver de parade qu’un plan d’austérité, un moins d’Etat, à travers principalement une hausse exorbitante du prix du pain. La Tunisie de Bourguiba va s’embraser alors et connaître les émeutes du pain de 1983-1984, la plus grande révolte populaire depuis l’indépendance. Vingt-cinq (25) ans après, la mort de Mohamed Bouazizi, ce jeune chômeur tunisien qui s’est immolé par le feu le 4 janvier 2011, sera le déclenchement d’une nouvelle révolution, celle du jasmin qui a évincé du pouvoir le Président Zine El-Abidine Ben Ali.

Toutefois, malgré qu’on puisse reconnaître combien la détermination des citoyens a été prépondérante dans la tournure qu’a prise la situation, le rôle joué par l’armée ne saurait être minimisé. C’est bien un coup d’Etat qui a accéléré l’évolution de la situation.

Un énième coup d’Etat en Afrique

Suspension de la Constitution, dissolution de l’Assemblée nationale, formation d’un Gouvernement de transition dirigé par l’armée qui sera aux commandes du pays pendant deux ans et arrestation du Président Omar Al-Bashir : que d’éléments caractéristiques d’un coup d’Etat. On pourrait céder à la tentation de parler de « Bon coup d’Etat » parce que la destitution de M. Omar Al-Bashir, qui était lui-même arrivé au pouvoir en 1989 par un coup d’Etat, est conforme à ce qu’a réclamé le peuple pendant plusieurs mois. Mais toujours est-il qu’il s’agit d’un coup d’Etat et cela est condamné par les normes internationales et africaines. L’ordre constitutionnel existant a été renversé même si l’armée estime ne pas avoir opéré un coup d’Etat.

Attachée au « respect des principes démocratiques, des droits de l’homme, de l’état de droit et de la bonne gouvernance » ainsi qu’ à « la promotion de la justice sociale pour assurer le développement économique équilibré  », l’Union Africaine a toujours fermement condamné tout changement anticonstitutionnel de gouvernement et n’a pas tardé à le faire pour ce cas soudanais et ce, en conformité avec la Charte Africaine de la démocratie, des élections et de la bonne gouvernance adoptée en janvier 2007. L’alinéa 4 de l’article 2 de cette Charte interdit, rejette et condamne « tout changement anticonstitutionnel de gouvernement dans tout Etat membre comme étant une menace grave à la stabilité, à la paix, à la sécurité et au développement ».

L’organisation continentale en a alors appelé à toutes les parties prenantes pour aller au dialogue afin de « créer les conditions permettant de répondre aux aspirations du peuple soudanais à la démocratie, à la bonne gouvernance et au bien-être, ainsi que de rétablir l’ordre constitutionnel le plus rapidement possible ».

Lorsqu’on est dans un cas de renversement d’ordre constitutionnel par l’armée dans des contextes de soulèvement populaire, on peut constater qu’il prend dans la majeure partie des cas la forme d’une récupération habile par l’armée de la lutte menée par le peuple. Un autre exemple est celui de l’Algérie où ce fut une rupture entre l’armée algérienne et l’ex-président Abdel Aziz Bouteflika qui a également marqué la fin du règne de ce dernier le 2 avril 2019.
Une question demeure au regard de ces évènements : c’est celle de savoir qui, entre l’armée et le peuple, est le véritable détenteur du pouvoir dans nombre de pays africains ?

D’autres peuples en Afrique, et même dans le monde, qui souffrent encore de privations, de violations massives de leurs droits et libertés et d’injustices, vont sans doute être inspirés ou confortés par cet aboutissement du soulèvement du peuple soudanais qu’il faut toutefois se garder de qualifier très tôt d’ « heureux » jusqu’à ce que le pouvoir ne revienne aux civils.

Les faits en Algérie sont sur la voie de confirmer que toute méprise de la sécurité humaine est en mesure d’affecter la sécurité des régimes en place et de fléchir le cours de la sécurité sous régionale, régionale ou internationale, tant la sécurité intérieure en Algérie lie celle de ses voisins et toute la région du Sahel.

18 avril 2019
Par Mireille A. AKPABIE
Assistante de Recherche,
Chargée de Programme Réforme du
Secteur de la Sécurité (RSS)